Article publié le 12 mars 2022
Extrait de l’article « Ukraine : Vers un nouvel affrontement des Empires ? »
La Nation ukrainienne a développé une identité propre, en particulier sur le plan religieux comme le montre le rattachement ancien de l’Église gréco-catholique d’Ukraine à l’Église catholique romaine par l’acte d’union de Brest-Litovsk en 1596. Pour autant, l’Ukraine est aussi une terre qui sépare. Une partie des Ukrainiens s’est tournée historiquement vers le monde catholique et latin tandis qu’une autre partie s’est tournée vers le monde orthodoxe et russe, sans oublier la place prépondérante qu’occupa le judaïsme dans l’histoire de l’Ukraine.
L’Empire russe qui prit possession de l’Ukraine au XVIIIe siècle était symbolisé par l’aigle bicéphale, le même aigle qui représentait l’Empire Byzantin et le Saint Empire romain germanique. Lors de la dislocation de l’Empire soviétique, la fédération de Russie reprit le symbole de l’aigle bicéphale, celui de l’Empire russe. La Fédération de Russie, ce nouvel « Empire rétréci », entreprit alors de sécuriser ses « marches » comme le firent souvent les Empires. Ossétie du Sud, Abkhazie, Crimée et maintenant reconnaissance de la République populaire de Donetsk et de la République populaire de Lougansk, l’Empire russe s’étend de nouveau. En effet, qu’il s’agisse de l’aigle bicéphale russe, de l’aigle monocéphale napoléonien ou bien du croissant ottoman, les Empires semblent considérer l’Ukraine comme leur proie.
La ministre française des Armées Florence Parly déclarait récemment que « soit l'Europe fait face, soit elle s'efface ». De quelle Europe parle-t-on ? Quelle est cette Europe lorsqu’elle est prise au sens de l’Union européenne et qu’il ne s’agit pas de la communauté d’histoire et de culture du même nom ? Puisqu’un État a pour caractéristique propre de faire les lois, ce que fait l’Union européenne, cette Europe-là ne serait-elle pas un État, plus particulièrement fédéral et supranational ? Et si cet État fédéral supranational de l’Union européenne répondait aux caractéristiques d’un Empire ? Faire les lois, rendre la justice, battre monnaie… il ne manquait plus que des capacités guerrières pour conférer à ce nouvel État l’ensemble des attributs de la souveraineté. En voulant financer et livrer des armes à l’Ukraine pour résister à l’agression de l’Empire russe, par la voix d’Ursula von der Leyen, Présidente de la Commission européenne, ou de Josep Borrell, Haut représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, l’Union européenne franchit un cap. Vu de Moscou, cet Empire de l’Union européenne obtient en tous cas toujours plus de prérogatives puisque, au-delà de ses nouvelles responsabilités dans le domaine de la santé acquises durant la crise sanitaire, il semble rassembler aujourd’hui l’ensemble des prérogatives régaliennes.
Il semble clair que le problème de l’Ukraine tend à ressurgir à chaque fois que l’équilibre européen change mais, ne faudrait-il pas se demander si les ambitions expansionnistes de l’Empire de l’Union européenne, ne reposant pas par nature sur une logique d’équilibre des puissances, pourraient compromettre une résolution durable du conflit ukrainien. C’est à cet exercice de réflexion que s’attache l’article « Ukraine : Vers un nouvel affrontement des Empires ? » disponible sur le site francelibrevraieeurope.fr.
L’Ukraine, une terre de passage depuis l’Antiquité
La terre d’Ukraine vit passer de l’Antiquité à l’époque médiévale de nombreux peuples migrants venus d’Asie centrale et d’Europe du Nord. Les Cimmériens furent probablement le premier peuple à s’établir durablement et marquèrent ainsi une première séquence de l’histoire de l’Ukraine. Les Scythes, venus d’Asie centrale, créèrent un grand Empire et prirent la terre des Cimmériens. Des Grecs installèrent par la suite des villes commerçantes sur les côtes de la mer Noire. Un autre peuple venu d’Asie centrale, les Sarmates, prit alors le contrôle de terres scythes. Engagés dans de grandes migrations, les Slaves arrivèrent en Ukraine et se séparèrent en trois grands groupes linguistiques, les Grands-Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses qui s’organisèrent plus tard en États. Autour des VIIe et XIe siècles, une partie de l’Ukraine fut conquise par l’Empire des Khazars turcophones dont la particularité était que l’élite de ce peuple s’était convertie au judaïsme. Au IXe siècle, des marchands vikings, les Varègues, auraient soutenu les Slaves d’Ukraine pour prendre Kiev aux Khazars sous les ordres de leur chef Oleg. Un siècle plus tard, sous le règne de Vladimir qui avait épousé une princesse byzantine, le peuple se convertit au christianisme. Ce lien avec l’Empire romain d’Orient éloigne alors l’Ukraine des Slaves catholiques de Pologne et marque une fracture entre un monde occidental latin et un monde oriental devenu orthodoxe. L’arrivée des hordes mongoles soumit alors l’Ukraine à ceux qui furent aussi appelés Tatars. Luttant contre ces derniers, les Polonais et les Lituaniens prirent possession de l’Ukraine. En 1569 l’Union de Lublin entre le Royaume de Pologne et le Grand-duché de Lituanie donna naissance à la République des Deux Nations qui rassemblait de nombreuses nationalités. Recouvrant une grande partie de l’Ukraine d’aujourd’hui, ce grand État se disloqua progressivement au XVIIe siècle et, après les « guerres cosaques », la Nation ukrainienne se sépara de la Pologne pour s’allier à la Moscovie, ancienne dénomination de l’Empire russe. Sur une carte datée de 1701 et réalisée par Guillaume de l’Isle, géographe du Roi de France, l’Ukraine est indiquée au nord de la « Petite Tartarie », possession de la Turquie qui courait le long de la Mer Noire. En effet, l’Empire ottoman avait pris le contrôle des bords de la mer Noire à la fin du XVe siècle.
L’Ukraine, une Nation devenue la proie des Empires
L’Empire russe se partagea progressivement la République des Deux Nations, en particulier les terres appartenant à la couronne de Pologne qui recouvraient peu ou prou l’Ukraine actuelle jusqu’à sa disparition en 1795. Le tsar Pierre le Grand puis la tsarine Catherine II n’eurent en effet de cesse que d’asservir l’Ukraine pendant le siècle des Lumières. L’Empire russe qui prit possession de l’Ukraine était symbolisé par l’aigle bicéphale, le même aigle qui représentait l’Empire Byzantin et le Saint Empire romain germanique. Symbolisé par l’aigle monocéphale, l’Empire français de Napoléon, en guerre avec l’Empire russe du tsar Alexandre Ier au début du XIXe siècle, avait lui aussi voulu créer une « marche » d’Empire. Et c’est dans le cadre de l’invasion de la Russie qu’il souhaitait créer une entité politique en Ukraine, la Napoléonide, dont il conserverait le contrôle. Après la retraite de l’Empire français, l’Ukraine disparut en tant qu’entité politique indépendante pour renaître en 1917 au moment de la chute de l’Empire tsariste. Après la signature du traité de Brest-Litovsk par les Empires centraux et la République bolchévique, l’Empire allemand envahit l’Ukraine mais une succession d’événements aboutit à la Paix de Riga (1921) où l’action déterminante de la France avait permis à la jeune république socialiste soviétique de fixer la frontière occidentale de l’Ukraine. Qu’il s’agisse de l’aigle bicéphale russe, de l’aigle monocéphale napoléonien ou bien du croissant ottoman, les Empires semblent considérer l’Ukraine comme leur proie. La république socialiste soviétique d'Ukraine fut néanmoins absorbée par l’Empire soviétique en 1922 et vit son territoire agrandi par des terres provenant de la Pologne (Galicie orientale) et de la Russie (Crimée). Lors de la dislocation de l’Empire soviétique, la fédération de Russie reprit le symbole de l’aigle bicéphale, celui de l’Empire russe. La Fédération de Russie, ce nouvel « Empire rétréci », entreprit alors de sécuriser ses « marches » comme le firent souvent les Empires. Ossétie du Sud, Abkhazie, Crimée et maintenant reconnaissance de la République populaire de Donetsk et de la République populaire de Lougansk, l’Empire russe s’étend de nouveau.
L’Ukraine serait-elle une terre que la Russie voit comme un moyen de « contenir » un Empire européen en développement ?
La ministre française des Armées Florence Parly déclarait récemment que « soit l'Europe fait face, soit elle s'efface ». De quelle Europe parle-t-on ? Quelle est cette Europe lorsqu’elle est prise au sens de l’Union européenne et qu’il ne s’agit pas de la communauté d’histoire et de culture du même nom ? Puisqu’un État a pour caractéristique propre de faire les lois, ce que fait l’Union européenne, cette Europe-là se serait-elle pas un État, plus particulièrement fédéral et supranational ? Et si cet État fédéral supranational de l’Union européenne répondait aux caractéristiques d’un Empire ? Le propre d’un Empire est en effet de posséder un gouvernement commun à plusieurs peuples et nations, séparant par conséquent la citoyenneté de la nationalité (la citoyenneté soviétique se distinguait de la nationalité Russe par exemple). L’Empire repose souvent sur un espace conquis et tend à s’étendre géographiquement. Par ailleurs, les Empires sont porteurs d’une idéologie généralement traduite par une « mission universaliste et une promesse d’éternité »[1]. Avec le traité de Maastricht, l’appartenance à l’Empire de l’Union européenne fut confirmée par une nouvelle citoyenneté. Comme il est mentionné sur la couverture de son passeport, un Français a la « double citoyenneté » puisqu’il est citoyen de la nation française mais aussi citoyen de l’Empire de l’Union européenne. L’Union européenne est en effet une construction politique qui se situe au-dessus des nations et donne une citoyenneté commune à ses ressortissants. L’Empire soviétique avait procédé de la même manière avec une citoyenneté au niveau de l’Empire soviétique et une « nationalité » pour chaque peuple. La comparaison entre l’Empire soviétique et l’Empire de l’Union européenne est saisissante sur ce point. L’Union européenne repose sur des traités supranationaux qui ont institué un parlement pour voter des lois et que l’on pourrait nommer ironiquement la « Diète de Strasbourg » (la Diète d’Empire était dans le Saint Empire romain germanique une sorte de parlement), une cour pour rendre la justice (la Cour de justice de l'Union européenne ou CJUE) ou encore une banque pour émettre de la monnaie au niveau de la fédération (la banque centrale européenne ou BCE). Faire les lois, rendre la justice, battre monnaie… il ne manquait plus que des capacités guerrières pour conférer à ce nouvel État l’ensemble des attributs de la souveraineté. En voulant financer et livrer des armes à l’Ukraine pour résister à l’agression de l’Empire russe, par la voix d’Ursula von der Leyen, Présidente de la Commission européenne, ou de Josep Borrell, Haut représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, l’Union européenne franchit un cap. Vu de Moscou, cet Empire de l’Union européenne obtient en tous cas toujours plus de prérogatives puisque, au-delà de ses nouvelles responsabilités dans le domaine de la santé acquises durant la crise sanitaire (commandes groupées de vaccins ou mise en place d’un « certificat COVID numérique de l’Union européenne » alors que la politique de santé relevait auparavant presque uniquement des États-membres)., il semble rassembler aujourd’hui l’ensemble des prérogatives régaliennes. Conformément à la logique impériale, l’Union européenne continue à s’étendre géographiquement et semblerait vouloir s’étendre au-delà de ses frontières actuelles comme en témoigne le soutien de responsables politiques de plusieurs responsables politiques au sein de l’Union européenne au dépôt de candidature de l’Ukraine, de la Géorgie ou de la Moldavie.
L’Ukraine, une terre vue par les Nations thalassocratiques comme un moyen de « contenir » l’Empire russe
Le cardinal de Richelieu, ministre de Louis XIII, avait mis son talent à promouvoir un ordre européen basé sur l’équilibre des puissances. Les traités de Westphalie matérialisaient cette ambition conformément à l’esprit des Bourbons de France. Signés en 1648 à Münster et à Osnabrück, marquant la fin de la guerre de Trente Ans et de la guerre de Quatre-Vingts Ans, ces traités, avaient instauré un nouvel équilibre politique en Europe. Dans la première moitié du XVIIe siècle, Richelieu et Mazarin avaient imposé le « système westphalien » contre le « système impérial » parce que « les empires n’ont pas intérêt à opérer au sein d’un système international : ils aspirent à être le système international »[2]. De fait, l’équilibre des forces « a rarement été mis en place dans l’histoire des hommes. Le continent américain n’en a jamais fait l’expérience, pas plus que le territoire de la Chine contemporaine depuis la fin de la période des Royaumes combattants, il y a plus de deux mille ans. Pour la majeure partie de l’humanité, et durant les plus longues périodes de l’histoire, l’empire a été le modèle type de gouvernement. (…) Les empires n’ont que faire de l’équilibre des forces »[3].
Durant le siècle des Lumières, des philosophes libéraux, précurseurs de la Révolution, voulurent mettre à terre la politique d’équilibre des puissances. Séduits par le libéralisme de Frédéric II, un roi appartenant à la maison des Hohenzollern, Voltaire et ses amis ne comprirent pas que la politique conquérante de la Prusse, révélée par l’annexion de la Silésie, était un véritable danger. Soutenue par les philosophes libéraux, la Prusse, littéralement le Peuple balte des « presque russes », devint un État bien trop puissant au sein du Saint Empire. C’était là une trahison de l’esprit des traités de Westphalie qui avaient le mérite d’empêcher qu’un État allemand ne s’étende à l’ensemble du Saint Empire. Les Lumières mettaient à terre la logique d’équilibre des puissances qui était la marque des Bourbons. Mais les philosophes libéraux préféraient courtiser un État prussien extrêmement militarisé en encourageant parallèlement les Français à détester l’Autriche. Ce fut finalement autour de la Prusse que se fit l’unité allemande. Dans les deux siècles qui suivirent, la France et l’Europe payèrent très cher l’idéologie des libéraux révolutionnaires.
Après que l’Empire de Napoléon eut incarné l’antithèse de l’esprit des traités de Westphalie, le retour des Bourbons permit de retrouver temporairement la logique d’équilibre des puissances, avec en particulier la création d’un État libre et indépendant en Belgique qui serait un tampon avec l’Allemagne. C’est cet équilibre qui fut promu par les Nations thalassocratiques incarnées par la France et le Royaume-Uni mais aussi, par la suite, les États-Unis d’Amérique.
Répondant à la politique d’équilibre des puissances voulue par la royauté au XVIIIe siècle, les ministres Choiseul ou Vergennes voyaient la question ukrainienne comme un moyen de pression sur la Russie, une façon de « contenir » l'Empire russe, une politique proche de celle de l’endiguement ou du containment théorisée deux siècles plus tard par les États-Unis d’Amérique. L’Ukraine semble aussi avoir représenté historiquement une faiblesse ou un « talon d’Achille » de « l’Empire de Russie » comme le nomme un atlas français de géographie militaire au XIXe siècle.
Il convient ici de rappeler que le traité de l’Atlantique nord vit le jour en 1949 dans le contexte de la « guerre froide ». Destiné à assurer la sécurité de ses membres, l’OTAN est une alliance politique dotée d’un commandement militaire qui permet de bénéficier d’une structure militaire opérationnelle, chaque participant décidant de son niveau d’implication. À l’exception du Groupe des plans nucléaires, la France a rejoint en 2008 le commandement militaire qu’elle avait quitté en 1966. Contrairement à l’Union européenne, l’Alliance atlantique n’est pas un État puisqu’elle n’a pas la prérogative de faire les lois, l’attribut essentiel d’un État. Elle n’est pas non plus un Empire puisqu’elle ne sépare pas la question de citoyenneté de la nationalité, ne possède pas de parlement pour faire les lois de l’Empire, ni de cour de justice ou encore de banque centrale destinée à émettre une monnaie commune. Il est évident que les États-Unis d’Amérique, le membre ayant le budget de défense le plus élevé, y occupent cependant une place centrale. Par la bouche de son secrétaire général, Jens Stoltenberg, l’OTAN a d’ailleurs récemment dénoncé une guerre lancée par la Russie mais souligné que l’Alliance n’interviendrait pas en Ukraine.
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L’Ukraine, un espace de transition
La Nation ukrainienne a développé une identité propre, en particulier sur le plan religieux comme le montre le rattachement ancien de l’Église gréco-catholique d’Ukraine à l’Église catholique romaine par l’acte d’union de Brest-Litovsk en 1596. Pour autant, l’Ukraine est aussi une terre qui sépare. Une partie des Ukrainiens se tourne vers le monde historiquement catholique et latin tandis qu’une autre partie se tourne vers le monde orthodoxe et russe. Les différences entre slaves orientaux sont anciennes, en particulier sur la plan linguistique (russe, biélorusse, ukrainien). Les fractures culturelles montrent que ce pays est un espace de transition entre deux mondes.
L’image serait bien incomplète si l’on oubliait de mentionner que de nombreux Allemands, dans un mouvement de colonisation allemand en Europe connu sous le nom de Drang nach Osten (Marche vers l’est) avait permis l’installation de nombreuses communautés allemandes dans des terres slaves et orthodoxes. C’est d’ailleurs en faisant appel au mythe du Drang nach Osten propre à l’idéologie pangermaniste que le Troisième Empire allemand voulut s’étendre de nouveau vers l’est et justifia en 1938 et 1939 l’annexion de l’Autriche, des Sudètes, de la Bohême-Moravie et de Dantzig.
Il convient aussi de rappeler la place prépondérante qu’occupa le judaïsme dans l’histoire de l’Ukraine jusqu’à aujourd’hui. Aux Juifs déjà présents en Ukraine se joignirent au Moyen-Âge des Juifs venus d’Europe occidentale, des Ashkénazes, nom qui fut associé par la suite aux Juifs d’Europe centrale et orientale. Ces derniers subirent de nombreux pogroms dans l’Empire russe qui marquèrent à jamais la conscience de ce peuple. De nombreux Juifs originaires d’Ukraine occupèrent par la suite des places importantes dans les appareils bolchévique et soviétique (Trotsky, Zinoviev…). Quelques décennies plus tard, le Troisième Empire allemand inaugura pendant la Deuxième guerre mondiale ce qui devait devenir le pire génocide que l’histoire ait connue, une horreur apparue particulièrement en Ukraine (Shoah par balles…). De nombreux Ukrainiens de confession juive partirent ensuite vers les États-Unis et le nouvel État d’Israël. À titre d’exemple, le chanteur Joe Dassin (Et si tu n’existais pas, L’Été indien…) appartenait par son père à une famille juive d’Odessa qui avait émigré aux États-Unis (la famille était ensuite repartie en Europe au début de la « chasse aux sorcières » maccarthyste).
Le rôle central de l’Allemagne dans le contexte actuel
Le conflit actuel ne peut être analysé sans prendre en compte ce qui nourrit l’économie et la croissance dans le monde : l’énergie. L’Europe, pour environ un tiers de son approvisionnement, et spécialement de l’Allemagne sont actuellement dépendantes du gaz russe. Les grandes routes qui font entrer les immenses quantités de gaz russe en Europe passent par la mer Baltique via le pipeline Nord Stream 1 pour arriver directement en Allemagne (le deuxième pipeline Nord Stream 2 est terminé mais non utilisé, actuellement sous sanctions américaines). Le gaz russe arrive aussi en Europe par la Biélorussie et la Pologne, par l’Ukraine et la Slovaquie et par la mer Noire et la Turquie (pipelines BlueStream et TurkStream).
Ayant fait le choix de renoncer au nucléaire, l’Allemagne a besoin de beaucoup de gaz et de charbon pour, entre autres, répondre au problème posé par l’intermittence de ses installations éoliennes ou solaires. C’est la raison pour laquelle, contrairement à la France, elle est un grand émetteur de dioxyde de carbone par habitant (4.6 tonnes métriques de CO2 par habitant pour la France en comparaison de 8,6 pour l’Allemagne suivant la banque mondiale)[4]. Il convient de noter que l’Allemagne lutte farouchement contre le nucléaire français depuis longtemps et a d’une certaine manière « obtenu » la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim[5]. La filière électronucléaire française est pourtant d’un grand intérêt puisque, tout en étant « pilotable », c’est-à-dire indépendante de la présence de vent ou de soleil nécessaire à une grande partie des énergies renouvelables, elle a permis d’une part à la France d’être plus indépendante parce que moins gourmande en hydrocarbures que ses voisins et d’autre part de mieux préserver l’environnement en émettant peu de dioxyde de carbone. Le gouvernement français actuel a pourtant arrêté un projet phare de la recherche française, le réacteur nucléaire de 4e génération Astrid, et démontré son peu d’intérêt pour une filière électronucléaire permettant pourtant, en complément des énergies renouvelables, de répondre aux enjeux contemporains[6].
L’offensive militaire russe a entraîné une augmentation spectaculaire des prix du gaz décorrélés depuis près d’une dizaine d’années des prix du pétrole (le prix du gaz actuel résulte de l’équilibre entre l’offre et la demande en Europe alors qu’il était formulé auparavant principalement sur du pétrole et des produits pétroliers résultant par nature d’un équilibre entre l’offre et la demande mondiale mais « tordu » par les décisions du cartel de l’OPEP et des décisions de quelques autres grands producteurs participant à l’OPEP+ dont la Russie). Le prix du gaz dépend donc de la température en Europe (il faut plus de gaz pour se chauffer lorsqu’il fait froid), du vent en Europe (il faut plus de gaz lorsqu’il n’y a pas ou peu de vent sur l’Europe) ou bien de la géopolitique des grands fournisseurs de l’Europe en gaz, en particulier la Russie.
Au moment où il conviendrait justement d’être moins dépendant du gaz pour des raisons d’émissions de dioxyde de carbone, l’Allemagne s’est rendue encore plus dépendante du gaz russe en rejetant fermement la filière thermonucléaire. Cette immense « charge » énergétique, aujourd’hui très « carbonée », sous-tend sa puissance économique et ses exportations. Étant donné que le gaz russe représente, en dehors de la production européenne (principalement norvégienne, britannique et néerlandaise) et du gaz naturel liquéfié (GNL) regazéifié dans les terminaux européens, moins de la moitié des importations par gazoduc de l’Europe dont Nord Stream 1 représente moins de cette moitié (Nord Stream 2 pouvant cependant le doubler) en termes de volumes au moment où cet article est écrit, un « débranchement » de l’Allemagne au gaz russe mais aussi d’autres pays européens ne pourrait qu’être douloureux, au moins à court terme.
Soumis ou très influencés par la politique énergétique allemande, les responsables politiques français ont rendu leur pays toujours plus dépendant du gaz, et ceci sans compter les conséquences économiques de l’augmentation drastique des coûts d’approvisionnement comme l’ont montré les dernières semaines. Le gouvernement s’est dépêché de cacher à beaucoup les conséquences de cet « aventurisme énergétique » en bloquant les prix début novembre 2021 (les tarifs réglementés de gaz sont publiés chaque année au journal officiel et sont indexés à des prix « hubs » comme le TTF – Title Transfer Facility néerlandais) qu’il faudra bien payer sous une forme ou sous une autre. Rarement un gouvernement français aura été aussi peu « stratège ».
Au-delà de sa désastreuse politique énergétique qu’elle invite ses voisins à embrasser, l’Allemagne semblerait, avec l’invasion de l’Ukraine, vouloir augmenter drastiquement son budget de défense mais aussi, par la voix de son ancienne ministre de la Défense Ursula von der Leyen, actuelle Présidente de la commission européenne, imposer une nouvelle stratégie militaire à l’Empire de l’Union européenne en envoyant des armes à l’armée ukrainienne. L’énergie et la défense sont deux éléments fondamentaux de la géopolitique. Souhaitant reprendre le contrôle de ces derniers et y associant sa puissance économique, l’Allemagne occupe par conséquent un rôle toujours plus important au sein de l’Empire d’une Union européenne qui semble devenir à maints égards un Empire à dominante toujours plus allemande.
Le Royaume-Uni œuvra comme la France à la promotion de la politique d’équilibre des puissances mais l’Allemagne s’y opposa autant qu’elle le put jusqu’à sa capitulation en 1945. Le développement de l’Empire de l’Union européenne permet néanmoins à l’Allemagne de renouer avec la logique de l’Empire. La différence notable est que la France s’est laissé absorber par ce nouvel Empire européen. La France semble en effet avoir renoncé à la politique d’équilibre des puissances pour renouer avec la logique impériale qui n’est pas dans sa nature. Le peuple britannique a pour sa part senti une menace qui explique entre autres le départ du Royaume-Uni de l’Empire de l’Union européenne qu’il avait pourtant peu « rejoint » en restant en dehors de l’espace Schengen et de la zone Euro.
Le problème de l’Ukraine tend à ressurgir à chaque fois que l’équilibre européen change
Que nous dit l’étude faite dans cet article ? Que l’histoire, la culture mais encore l’énergie ont des places prépondérantes pour comprendre les enjeux actuels mais aussi que la question ukrainienne revient sur le devant de la scène chaque fois que l’équilibre européen est modifié. Plusieurs éléments méritent probablement d’être à l’esprit pour trouver une solution politique conduisant à une paix durable :
En premier lieu, l’Ukraine est déchirée entre deux cultures. Empruntant largement au travail de Fernand Braudel dans sa Grammaire de Civilisations[7], Samuel Huntington livre dès 1996 dans Le Choc des civilisations[8] son pronostique de scission de l’Ukraine. N’en déplaise à certains, le professeur d’histoire avait vu juste. Dans sa Grammaire des civilisations, Fernand Braudel distinguait d’ailleurs en 1963 plusieurs Civilisations européennes : L’Europe, L’Amérique et L’Autre Europe : Moscovie, Russie, U.R.S.S. Il est en tous cas assez clair que l’Ukraine est une terre marquant le passage de « l’Europe » à « l’autre Europe ». Il est par ailleurs frappant de voir à quel point une langue peut rassembler ceux qui la partagent mais aussi, dans le cas ukrainien, combien les différences de langues peuvent aussi séparer.
En deuxième lieu, le non-respect des accords de Minsk et les huit ans de guerre civile et de bombardements des républiques séparatistes, qui sembleraient avoir fait plus de dix mille morts, ne peuvent être ignorés. La tentation des autorités politiques de l’Ukraine et leur désir de rejoindre l’OTAN peuvent aussi avoir été une raison pour la Fédération de Russie de lancer une offensive militaire de grande ampleur. Et il n’est pas à exclure non plus que les autorités russes aient été désinhibées par le précédent introduit par la situation qui avait vu l’OTAN, outrepassant son rôle, bombarder en 1999 une Serbie appartenant au groupe slave méridional sans compter la violation du droit international en 2003 lors de l’invasion de l’Irak par une coalition menée par les États-Unis.
En troisième lieu, les aspects énergétiques, en particulier l’approvisionnement en gaz de l’Europe ainsi que les réseaux de transport de gaz traversant l’Ukraine et acheminant le gaz russe, sont un élément éclairant le conflit actuel. Mentionnons aussi que les terres agricoles de l’Ukraine ont historiquement été un enjeu des conflits visant à dominer cette région.
En quatrième lieu, l’Ukraine ne peut se comprendre sans étudier le judaïsme qui, des Khazars à aujourd’hui occupe une place importante. Représentant d’ailleurs pour beaucoup un message d’espoir dans un pays dans lequel les Juifs ont tant souffert, le Président de l’Ukraine Volodymyr Zelenski est d’origine juive. C’est la raison pour laquelle il semble que l’État d’Israël, l’État-nation du peuple juif comme l’a qualifié la Knesset en 2018, pourrait avoir une place particulière dans la résolution du conflit. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle Vladimir Poutine a reçu début mars Naftali Bennett, le Premier ministre israélien, à Moscou.
En cinquième lieu, l’Ukraine fut souvent la proie des Empires, phénomène ancien et toujours actuel.
En sixième lieu, le rôle de l’Allemagne au sein de l’Empire de l’Union européenne est toujours plus important, faisant prendre à ce nouvel État fédéral supranational des prérogatives régaliennes toujours plus grandes. Historiquement, une Allemagne forte et armée, qui plus est au cœur d’un Empire, a toujours été une « force déstabilisatrice » [9] en Europe pour reprendre le terme du politologue américain George Friedman.
En septième lieu, il convient de prendre garde à ce que la logique impériale de l’Union européenne n’aggrave pas la situation actuelle, ce que semblerait montrer la décision de ce nouvel Empire d’apporter une réponse militaire au conflit ukrainien au nom de ses États-membres.
En conclusion, il semble être prioritaire de libérer la France de l’Empire de l’Union européenne, reconstituant de facto la France en tant qu’État, la France redevenant alors la puissance d’équilibre qu’elle n’aurait pas cessé d’être si une clique de fossoyeurs n’en avait pas décidé ainsi.
L’Ukraine, ancienne et nouvelle marche des Empires ?
Le terme « marche » désigne historiquement une zone de transition entre deux dominations impériales. L’étymologie du mot « Ukraine » aurait d’ailleurs pour certains chercheurs un sens proche de « région frontière » ou de « marche ». S’il est clair que l’Ukraine est une marche pour l’Empire russe, il est possible de se demander dans quelle mesure elle ne serait pas aussi une marche d’un autre Empire en développement, celui de l’Union européenne. À maints égards, l’affrontement qui s’est cristallisé depuis le 24 février entre la Fédération de Russie et l’Union européenne fait penser à un affrontement entre deux Empires entrés dans une logique d’expansion territoriale. D’un côté un Empire russe qui reprend le contrôle de ses marches et de l’autre côté un Empire de l’Union européenne, tel qu’envisagé ci-dessus, dont l’Allemagne occuperait la place centrale. Si Vladimir Poutine semble clairement tenir le rôle du « tsar de toutes les Russies », un souverain dominant la « Grande Russie » (Fédération de Russie), la « Russie Blanche » (littéralement la Biélorussie) qu’il semble contrôler depuis quelques années, mais aussi l’Ukraine que la « Grande Russie » nommait autrefois la « Petite Russie », le « César » de l’Empire de l’Union européenne est pour sa part moins évident à identifier. Vladimir Poutine semble en tous cas faire revivre l’histoire de l’Empire russe et rappelle pour certains la politique d’extension territoriale entreprise par la tsarine Catherine II. Face à cet Empire russe, un Empire de l’Union européenne aux ambitions expansionnistes qui pourrait compromettre une résolution durable du conflit ukrainien. C’est la raison pour laquelle il convient de promouvoir une Europe des Peuples et des Nations libres plutôt qu’un nouvel Empire européen.
Emmanuel Lynch, ingénieur, économiste et historien de formation, auteur de La Nation face à l’Empire (ML Éditions, 2021), fondateur du mouvement France Libre Vraie Europe, auditeur de l’Institut des hautes études de Défense nationale.
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[1] VAN REGEMORTER, Jean-Louis in TULARD, Jean, Les empires occidentaux, de Rome à Berlin, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p 140.
[2] KISSINGER, Henry, Diplomatie, New York, Simon & Schuster, 1994, Trad. Paris, Fayard, 1996, p 13.
[3] KISSINGER, Henry, Diplomatie, New York, Simon & Schuster, 1994, Trad. Paris, Fayard, 1996, p 13.
[4] donnees.banquemondiale.org
[5] Voir le rapport sur le suivi de la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim, Assemblée nationale, N° 4515, www.assemblee-nationale.fr.
[6] Ne pas hésiter à prendre connaissance du travail réalisé par The Shift Project.
[7] BRAUDEL, Fernand, Grammaire des civilisations, Paris, Arthaud, 1987, rééd. Flammarion, Paris, 2013.
[8] HUNTINGTON, Samuel, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, Cambridge, Massachusetts, États-Unis, Simon & Schuster, 1996, trad. fr. Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.
[9] The New Old Germany, article de George Friedman in Geopolitical Futures, 1er mars 2022.