Nous entrons dans une société de l’hygiénisme sécuritaire - Pierre Dulau

https://fr.aleteia.org/2021/07/09/pierre-dulau-nous-entrons-dans-une-societe-de-lhygienisme-securitaire/

Port du masque, entrée en vigueur du pass sanitaire, politique de vaccination… Alors que les mesures visant à lutter contre la pandémie de Covid-19 font de plus en plus débat, le philosophe Pierre Dulau, auteur de "Faire face, le visage de la crise sanitaire" avec Martin Steffens, revient pour Aleteia sur ces mesures et leurs conséquences pour la société.

Alors que le déconfinement amorcé depuis plusieurs mois se trouve confronté à une recrudescence de cas liés au variant Delta, les Français se retrouvent, une nouvelle fois, dans l’incertitude. Le président de la République, Emmanuel Macron, a annoncé ce vendredi 9 juillet qu’il s’exprimerait lundi à 20h. Le même jour, Malte a annoncé la fermeture de ses frontières aux voyageurs non vaccinés. La veille, la Cnil autorisait la diffusion de la liste des patients non vaccinés auprès des médecins traitants. Depuis plusieurs jours, différentes mesures dont l’extension du champ d’application du pass sanitaire et la vaccination obligatoire pour les soignants sont à l’étude. Autant de mesures qui déroutent et interpellent nombre de personnes. « La virtualisation de l’expérience a largement préparé le terrain à ce qui nous arrive », analyse auprès d’Aleteia le philosophe Pierre Dulau, auteur avec Martin Steffen de Faire face, le visage et la crise sanitaire. « La dématérialisation des rapports humains a rendu possible l’institution d’un nouveau régime : l’hygiénisme sécuritaire. » Entretien.

Aleteia : Comment le masque, censé nous protéger et protéger les autres, pourrait-il être un danger pour l’homme ?
 
Pierre Dulau : Le problème n’est pas d’abord d’avoir un masque mais de comprendre ce qu’est un visage. Le visage humain est à la fois ce qui témoigne de notre singularité et ce qui nous dévoile comme êtres de relation. D’une part il exprime ce qui rend chacun insubstituable et incomparable. Mais d’autre part il est aussi ce qui ne nous appartient pas : mon visage est la partie de moi que je ne peux pas voir car elle est immédiatement offerte à autrui. Paradoxalement, mon visage est ainsi ce que j’ai de plus propre et ce que je ne possède pas. Ce qui témoigne de mon être le plus intime et ce qui avoue en même temps mon insuffisance. Que fait le masque ? Il nous dépersonnalise, parce qu’il rend notre singularité invisible, bien sûr, mais – et c’est sans doute plus grave – il nous arrache à la communauté des regards. Or ce jeu est constitutif de notre être ! En usant d’un néologisme, on pourrait dire que le masque sanitaire nous « évisage » ! Ainsi, le masque nous protège, certes, mais il nous protège au prix de ce qui fait de nous des hommes. On ne peut pas se féliciter qu’une telle mesure puisse devenir une nouvelle norme sociale.
 
Inscrire la distance au cœur de la société revient à avouer qu’il n’y a plus de société mais seulement un agrégat d’individus assemblés par la force ou le hasard.
 
Alors que le masque n’est désormais plus obligatoire en extérieur dans de nombreuses villes, certaines personnes continuent pourtant à le porter…
 
Porter le masque flatte en chacun un désir naturel de soustraction vis-à-vis de l’espace public. Il n’est pas toujours agréable d’être dévisagé, de jouer le jeu de la relation. Ce jeu est forcément risqué car on peut être mal jugé, on peut être nié, on peut traverser une foule dans l’indifférence la plus totale et en être blessé. Ce jeu de la relation nous met dans l’inconfort ! Être un visage, c’est être appelé en dehors de soi, être excentré sans cesse. Il existe donc un certain confort moral à se dire « Je me soustrais à ce jeu, je reste dans mon obscurité privée ». Ce qui est inquiétant, c’est que l’ordre public puisse banaliser cette tentation car on ne peut pas imaginer une société saine dont le principe serait la défiance de chacun vis-à-vis de tous. Si le rapport fondamental à autrui, c’est l’immunité, c’est que nous ne formons plus une communauté.
 
Le masque couvre une partie du visage mais pas l’ensemble du visage, il est quand même possible de communiquer !
 
Autant dire que parce que l’on n’a besoin que de deux doigts pour porter un sac, une main complète n’a rien de nécessaire. Bien sûr les individus s’adaptent, y compris au pire ! Mais cela reste une mutilation.
 
Le masque s’inscrit dans un ensemble de mesures de « distanciation sociale ». Que vous inspire ce terme ?
 
D’une part, je remarque que cette expression est une contradiction dans les termes. La promesse de la société, à tort ou à raison, est de permettre à chacun de surmonter la distance qui le sépare des autres. Elle est de rendre possible une communication continue par le partage de missions communes, par la mutualisation des efforts dans la satisfaction des besoins etc. de sorte qu’aucune société ne peut être fondée sur la distance. Inscrire la distance au cœur de la société revient à avouer qu’il n’y a plus de société mais seulement un agrégat d’individus assemblés par la force ou le hasard. C’est la différence entre un corps organique où chaque partie concourt au bien du tout et un tas de cailloux bien rassemblés.
 
D’autre part il faut relever que grammaticalement parlant, le mot « distanciation » est une forme progressive. Il indique quelque chose qui est de l’ordre du processus continu ; un mouvement qui n’a pas vocation à s’arrêter. Et c’est ce qui est à craindre : la dynamique par laquelle la société s’atomise peu à peu et ne tient plus que par l’infrastructure technicienne. D’abord les gestes barrières, ensuite les masques, ensuite les jeux de pistes dans les magasins puis le pass sanitaire, puis les QR codes… Une telle contre-société ne peut tenir debout que par un traçage numérique permanent. Puisque sans visage, elle n’a plus d’âme, elle ne repose que sur son ossature technique.
 
Certains voient dans le pass sanitaire une mesure qui permet de protéger les individus, d’autres une limitation de nos libertés…
 
Ce qui me semble alarmant dans les mesures prises dernièrement, c’est qu’elles prévoient une citoyenneté échelonnée, graduée, « feuilletée » en fonction de l’état médical supposé des individus. Revenons à la définition de l’esclave dans l’Antiquité. Qui est l’esclave ? Celui qui préfère la vie à la liberté. Entre une vie de servitude et la mort, il a préféré la vie. À l’évidence, nos sociétés hyper technicisées ne voient plus dans la liberté un absolu de la condition humaine. Comme les vaincus d’une guerre, comme des prisonniers d’une puissance d’occupation, elles ont fait le choix de conserver leur vie au prix même de ce qui pourtant lui donne un sens.
 
La vraie liberté ne s’exerce-t-elle pas lorsqu’un individu consent « librement » à ce pass sanitaire ?
 
Que veut dire « penser librement » dans un état de sidération médiatique entretenu à dessein ? Depuis un an et demi, chacun vit en étant subjugué et submergé d’informations qui, quotidiennement, pré-fabriquent et orientent son jugement en fonction des réquisits politiques du jour. Dans ces conditions-là, qui sont des conditions de fascination de l’intellect, il est tout à fait évident que l’exercice du libre arbitre, de la prudence, du discernement et de la liberté est altéré. En outre, si beaucoup de gens acquiescent à ces mesures (pass sanitaire, contraintes sociales), c’est parce qu’on leur fait miroiter un gain. Un faux choix leur est proposé du type : « Si vous voulez retrouver votre vie d’avant alors il faut obéir à ces mesures ». C’est une fausse promesse parce que la logique globale de la distanciation et de la contrainte sociale n’a aucune raison de trouver d’elle-même sa propre limite. Tout pouvoir qu’on cède à l’État, l’État n’y renonce jamais. C’est un principe historique.
 
Est-ce la même logique qui anime selon vous la politique de vaccination qui se dessine ?
 
Oui, la même logique d’immunisation et de protection permanente est à l’œuvre. Le vaccin, c’est le masque mais à l’intérieur du corps.  Les gens ne se vaccinent pas pour arrêter de se protéger les uns des autres, ils se vaccinent pour ne plus jamais cesser de se protéger les uns des autres. Il y a une conception de la vie bien précise qui travaille ici : la vie doit être immunisée contre la mort. À 95 ans, les gens ne meurent plus de vieillesse. Ils meurent du Covid. Autant dire qu’au fond, la vie devrait pouvoir se poursuivre indéfiniment si nous n’étions pas constamment mis en danger par la menace potentielle que constitue toujours notre voisin.
 
Le système immunitaire naturel de l’homme apparaît comme un nouveau marché exploitable par l’industrie, par l’économie.
 
À cela il faut ajouter que la vaccination contre le Covid s’inscrit dans le processus plus global d’externalisation technique et de privatisation des facultés humaines. C’est aujourd’hui le système immunitaire naturel de l’homme qui apparaît comme un nouveau marché exploitable par l’industrie, par l’économie. L’enjeu est de convaincre chacun qu’il ne doit la vie sauve qu’à sa subordination à cet ordre technique. Comme un opérateur téléphonique vous vend un « forfait liberté », il s’agit désormais de vous vendre le « forfait immunité » pour seulement 19,99 euros par mois. La nouveauté est que si l’on refuse, on perd des droits. On notera d’ailleurs que le pouvoir, après avoir joué la carte de la peur, utilise maintenant la carte du ressentiment en affirmant que les vaccinés vont être (ou sont déjà) victimes des non-vaccinés. L’ambition est sans doute par-là de substituer au ressentiment vertical du peuple contre les gouvernants une défiance horizontale du peuple contre lui-même. C’est là, pour tous, un jeu très dangereux.
 
Ne se vaccine-t-on pas pour protéger les autres plus que pour se protéger ?
 
Beaucoup se vaccinent sans conviction, pour qu’on leur fiche la paix, pour partir en vacances. La vaccination est plus profondément un acte d’adhésion à un nouveau contrat social de type technico-sanitaire fondé sur un idéal d’hygiène commune. D’ailleurs on a beaucoup parlé des élections régionales et départementales afin de déplorer l’abstention. Mais je pense que les élections réelles, ce sont les vaccinations. Se faire vacciner, c’est de facto dire « oui » à ce nouveau contrat-social.
 
Rendre la vaccination obligatoire pour certaines tranches d’âge ou certaines professions est-ce de la prévention par souci du bien commun ou une privation de liberté ?
 
Imposer d’abord la vaccination à certaines catégories est probablement une stratégie politique pour fractionner une obligation qui ensuite deviendra plus large. Mais cela ne change rien sur le fond, c’est-à-dire du point de vue de la logique globale de régulation des comportements humains et sociaux. Les gens qui se sont fait vacciner en disant « On va retrouver notre vie d’avant », « Nous montrons l’exemple » n’ont peut-être pas à l’esprit qu’on leur proposera une troisième, puis une quatrième dose, puis un nouveau type de traçage en temps réel de leur métabolisme etc. Encore une fois, il n’y a pas de limite immanente à ce processus.
 
La Cnil vient d’ailleurs d’autoriser la diffusion de la liste des patients non vaccinés auprès des médecins traitants…
 
Dans la série des choses qui ont étrangement disparu ces derniers temps, il y a le secret médical. C’est comme la liberté de mouvement. Mais à partir du moment où l’État se donnait le droit de vérifier combien de personnes étaient à table à Noël, il ne faut plus s’étonner du reste.
 
Ne peut-on malgré tout pas croire, sans être naïf, que le port du masque tout comme le pass sanitaire ou la vaccination obligatoire sont des mesures prises pour protéger les plus fragiles et au service du bien commun ?
 
L’homme agit toujours au nom du bien, de ce qu’il croit être le bien. Que tout cela soit plein de bonnes intentions, que certains le pensent réellement me semble évident. Oui, des personnes agissent réellement par altruisme, pour le bien commun ! C’est pourquoi il est crucial d’élucider les termes du débat et de s’entendre sur ce que des notions comme « bien », « vie », ou « prudence » veulent réellement dire. C’est d’ailleurs ce que nous nous employons à faire, Martin Steffens et moi, dans notre livre Faire face, le visage et la crise sanitaire. Nous n’avons pas vocation à être des militants politiques mais nous avons voulu permettre à chacun de mieux comprendre ce qui nous arrive.
 
Comment notre société a-t-elle pu, selon vous, s’engouffrer aussi facilement dans cette logique ?
 
La virtualisation de l’expérience a largement préparé le terrain à ce qui nous arrive. La dématérialisation des rapports humains a rendu possible l’institution d’un nouveau régime : l’hygiénisme sécuritaire.
 
Ne s’agit-il pas d’une parenthèse ? À événement exceptionnel, mesures exceptionnelles ?
 
L’histoire n’est pas une phrase où l’on peut faire des pauses et revenir à l’objet principal. C’est un chemin. Une fois qu’il est emprunté, il n’y a pas de retour en arrière.

Le pass sanitaire est une défaite de la morale - Martin Steffens

https://fr.aleteia.org/2021/07/16/martin-steffens-le-pass-sanitaire-est-une-defaite-de-la-morale/

L’obligation du pass sanitaire n’est-elle pas une première forme de notation sociale, visant à séparer les citoyens plutôt qu’à les unir ? C’est l’avis du philosophe Martin Steffens. Pour lui, le discours moralisateur de l’État est moins un appel au civisme qu’une défaite de la morale.

Le philosophe Martin Steffens, qui vient d’écrire un essai sur la crise sanitaire avec Pierre Dulau, Faire face (Première Partie), voit dans les stratégies de lutte contre la Covid le révélateur d’un profond changement de société. Le virus est l’élément déclencheur d’une véritable crise morale et politique, anthropologique et spirituelle, où les principes fondateurs du lien social ont volé en éclat. Pour Aleteia, il livre son analyse de la gestion de la crise sanitaire et ce qu’elle nous dit de l’évolution de la politique et du sens du bien commun.

Aleteia : Après avoir annoncé qu’il n’était pas question d’imposer un pass sanitaire obligatoire, le président de la République annonce l’obligation vaccinale pour le personnel soignant, et qu’il fallait « faire porter les restrictions sur les personnes non-vaccinées ». Que dit cette gestion de la santé publique sur l’évolution de la politique ?
 
Martin Steffens : Votre question dit d’elle-même ce qui est inquiétant : le primat de la santé publique, en effet conçue comme une pure gestion, sur la politique. La politique est le lieu, ouvert, de la rencontre, elle est la mise en commun d’aspirations diverses, elle est le dialogue qui s’en suit. La famille est, en ce sens, un premier espace politique, du moins quand les parents doivent décider, en couple et en demandant parfois leur avis aux enfants, quel lycée on choisira pour l’aîné, quel lieu pour les vacances et s’il faut toujours préférer la carrière du père au bonheur de la maisonnée… La politique est un lieu de parole. Dans cette optique, la santé publique, conçue comme une pure gestion des corps, se révèle être l’exact contraire de la chose politique. Des experts évaluent un risque selon la logique du pire et la sentence gouvernementale tombe. Les citoyens, comme le Parlement qui est censé les représenter, sont absolument exclus de la discussion. M. Macron agit aujourd’hui comme un père qui annoncerait l’exclusion hors de la famille de la moitié de ses enfants parce que, selon ses prédictions, ceux-ci pourraient nuire au groupe. Ce n’est pas de la politique, c’est du patriarcat.
 
Quand il était candidat, on vantait en Macron le disciple de Paul Ricœur. Or Paul Ricœur n’a eu de cesse, dans ses écrits politiques, de séparer la vraie politique, qui est le pouvoir partagé au risque du dialogue, des modèles verticaux, sourds, butés, liés au pur exercice de la puissance. On dira peut-être qu’il est courageux pour un père de bannir ainsi une part de ses enfants pour le bien de la famille tout entière, de les déshériter, de les considérer jusqu’à nouvel ordre comme des enfants de seconde zone. Mais quel père véritable agirait ainsi ? Quel président de la République aura eu l’audace d’exclure de la citoyenneté une large partie des citoyens ? Et parmi eux, les soignants, sur lesquels a reposé le pays pendant le début de cette crise ?
 
L’État n’est-il pas légitime à prendre des mesures contraignantes pour assurer le bien commun dans le domaine de la santé ? Après tout, l’obligation vaccinale (à l’école, au service militaire quand il était en vigueur) n’est pas une véritable nouveauté…
 
Ce qu’il a de nouveau, c’est qu’on vaccine aujourd’hui les enfants, non pour leur survie, mais pour celle de leurs grands-parents, sachant d’ailleurs que ceux-ci survivront en très grande majorité à cette épidémie. Cela change tout. Un enfant qui attrape le tétanos meurt en quelques jours. Les enfants étaient les premières victimes de la polio. Mais un enfant qui attrape la Covid ne meurt pas. En France, les statistiques officielles vous disent que les moins de 44 ans représentent largement moins de 1% des décès et que l’on peut compter sur les doigts d’une seule main les enfants et les jeunes gens décédés « des suites de la Covid ». 

Les baby-boomers ont même un rôle exemplaire à jouer. Que dira-t-on d’eux s’ils livraient leurs petits-enfants à un vaccin dont on ne découvrira les effets que sur le long terme ?

Un journaliste m’a fait dire que cette maladie était surtout une maladie de baby-boomers. Je n’aime pas cette idée, parce qu’elle dresse les générations les unes contre les autres, ce qu’il faut à tout prix éviter, surtout quand ceux qui gouvernent le pays y installent la discorde. J’ai vu la manifestation spontanée qui, après l’allocution de M. Macron, a réuni à Marseille plus d’un millier de personnes. Il y avait des gens de toute classe et de tous âges dans la rue. Évidemment, des boomers en étaient ! Les baby-boomers ont même un rôle exemplaire à jouer. Que dira-t-on d’eux s’ils livraient leurs petits-enfants à un vaccin dont on ne découvrira les effets que sur le long terme ? Au début de cette épidémie, pour justifier les conditions de vie qu’on leur imposait, on a appelé les plus jeunes à la solidarité envers les plus âgés. Il s’agit aujourd’hui d’une solidarité envers les plus jeunes, envers ces enfants qui ont consenti à vivre masqués pendant deux ans, qui ont accepté de vivre au rythme de nos peurs et qui, pour les moins de 15 ans, se suicident aujourd’hui trois fois plus. Un slogan des récentes manifestations disait : « Ne touchez pas à nos enfants. » La solidarité intergénérationnelle exigerait que les plus âgés s’engagent au cri de « Ne touchez pas à nos petits-enfants ».

Cette obligation vaccinale de fait, compte-tenu des limitations imposées à la liberté de circuler ou de consommer aux personnes non-vaccinées, est justifiée par l’avis des experts consultés par le gouvernement. L’autorité de la science sur la politique, est-ce un progrès ?

M. Macron affirme dans son allocution qu’il faut faire confiance à la science et à ses progrès. Emmanuel Macron prétend lire une heure par jour. On voudrait qu’il relise Husserl, l’un des plus grands philosophes du XXe siècle, qui montre que la science ne saurait fournir de critère ultime pour nos décisions, parce qu’une décision, pour être humaine, ne doit pas seulement penser en termes d’objets et d’objectifs, mais de vie et de relations humaines. On veut aujourd’hui sauver la vie en la privant au passage de ce qui lui donne sens, de la qualité relationnelle qui lui donne sa saveur. On aurait aussi envie que la classe au pouvoir lise Paul Feyerabend ou Pierre Bourdieu, qui décrivent les intérêts et les partis pris qui constituent nécessairement le champ scientifique. Il faut être né au début du XIXe siècle pour croire que « la » science, au singulier, livre telle quelle « la » vérité ultime !

Je pense au contraire que c’est un fantasme dangereux de léguer à la science notre pouvoir de décision. On ne peut pas se laver les mains d’une décision sous couvert d’une expertise scientifique. C’est au nom de l’économie, érigée en science dure, que la branche radicale du bolchevisme massacrait les opposants. C’est au nom de théories biologiques largement admises au XXe siècle par les scientifiques eux-mêmes, que d’autres, en Allemagne ou en Suède, planifieront l’extermination des handicapés mentaux ou la stérilisation des femmes en échec scolaire… Tout pouvoir, pour n’être pas contesté, se revêt des atours de la scientificité. Et Lénine annonçait, enthousiaste : « C’est le départ d’une époque très heureuse où l’on pratiquera de moins en moins de politique, où seuls les ingénieurs et les agronomes auront la parole. » Or la véritable science n’est pas arrêt de la discussion, sentence oraculaire qui tombe d’en-haut, jusqu’à rendre possible la relégation d’une partie de la population au rang de citoyens de seconde zone. La science véritable n’a pas cette terrible prétention. Elle est questionnement, tâtonnement, elle est un champ de bataille fécond, traversé de dogmes contradictoires et d’intérêts contraires, mais où sont censées avoir voix au chapitre toutes les hypothèses.

Le gouvernement est critiqué pour ne pas respecter le principe de proportionnalité dans les contraintes qu’il impose. Cette volonté de résoudre une difficulté par des mesures radicales absolues n’est-elle pourtant pas le signe d’un pouvoir courageux, qui ne recule pas devant l’obstacle pour le bien de tous ?
 
Notez bien que, parmi ces « obstacles » levés pour « le bien de tous », il y a la possibilité d’infliger une amende de 45.000 euros à quiconque servirait un café à ces parias d’un nouveau genre que seront les non-vaccinés. Parmi ces obstacles levés, il y aura bientôt une partie des mesures que préconise un rapport parlementaire ahurissant, daté du 03 juin 2021 et intitulé « Crises sanitaires et outils numériques », consultable par tous sur Internet. Ses auteurs, sans ciller, prennent la Chine en exemple de la gestion de la crise. Les mesures que ces députés préconisent sont toutes plus cauchemardesques les unes que les autres.
 
Nous levons donc des obstacles, oui, mais ce sont ceux qui nous séparent de la Chine. Voyez, on s’émeut de la fameuse « note sociale » chinoise, fondée sur le traçage numérique des Chinois. Mais qu’est-ce que ce pass sanitaire sinon la première forme, en France, de notation sociale ? Il y a les très mauvais, les non-vaccinés, dont font d’ailleurs partie, merci pour eux, la moitié des soignants et bon nombre de médecins. Un peu au-dessus, parmi les non-vaccinés, il y a ceux qui se font régulièrement tester. Enfin les vaccinés. Et encore, parmi eux, il y a les vaccinés une fois, deux fois et trois fois… On dira que la note sociale chinoise se fonde sur une surveillance informatique. Or, vous le savez, la CNIL vient d’autoriser la levée du secret médical concernant le vaccin et tous les tests PCR que vous réalisez sont enregistrés et gardés en mémoire.
 
Alors que l’État prend des dispositions sanitaires rigoureuses pour encourager au civisme, vous semblez dire dans votre livre Faire face (Première Partie) que nous sommes devant une défaite et non une victoire de la morale. Pourquoi ?
 
« Encourager au civisme » ? Quand on force un enfant de douze ans à se faire vacciner, sous peine de ne plus pouvoir aller au cinéma avec ses copains, vous ne l’encouragez pas au civisme, mais au cynisme. Vous l’habituez à choisir le loisir, le fun, contre sa propre liberté de circulation et de penser. Ce jeune n’est plus un citoyen, mais le touriste vacciné du nouveau monde. On lui aura montré que le chantage est un moyen politique efficace et qu’il n’y a aucune sphère, intime, physique ou privée, que l’État ne puisse pénétrer. Oui, c’est une défaite de la morale que de se voir inculquer des comportements prétendument altruistes par l’État. C’est une défaite de la morale que de menacer des citoyens responsables à coup d’amendes ubuesques et de couvre-feux indigents. Ou de nous répéter qu’en restant chez soi, on sauve des vies — tout en nous signalant qu’un tiers des Français souffre actuellement de solitude. Comme nous le montrons dans Faire face. Le visage et la crise sanitaire,cette crise n’est pas seulement sanitaire et elle n’est pas seulement une crise morale, mais de la morale elle-même. Car depuis le début, le recours au discours moralisateur aura surtout servi à défaire le lien social. C’est au nom de la morale, du soin des plus fragiles, que la « distanciation sociale » prend possession, pour les détruire, de nos communautés de vie.
 
Mais alors que faire ? Quelle peut être la position de l’Église dans ces temps de crise ?
 
Au sein de l’Église catholique, il est depuis quelques temps question de la consécration de la France au Cœur de Jésus. En tout cas une chose est sûre : la France ne bat plus au rythme de ce cœur. En quelques mois, des mesures ont été prises qui font de la France une nation dans laquelle un chrétien peine à se reconnaître. Quelques exemples : nous sommes aujourd’hui autorisés, en laboratoire, à produire des chimères, c’est-à-dire des embryons mi-homme, mi-animal ; pour cause de « détresse psychosociale », l’interruption médicale de grossesse est possible jusqu’à neuf mois ; on peut désormais engendrer sans passer par l’union charnelle, en réduisant l’époux à une dose de sperme ; l’euthanasie est en passe d’être légalisée… La question qui se pose aux chrétiens est celle-ci : y a-t-il un lien entre les mesures bioéthiques du quinquennat de M. Macron et la politique de défiance systématique qui se met en place ? Y a-t-il un lien entre l’euthanasie et la production des bébés en laboratoire, d’une part, et la loi sécurité globale ou le pass sanitaire, de l’autre ? Ce lien est peut-être dans le refus catégorique de la grâce, de l’imprévu, de tout ce qui naît d’une rencontre. On se donne un enfant comme on se donne la mort. On réalise un « projet parental » comme on voudrait faire de sa propre mort un projet parmi d’autres. Cette volonté sans altérité construit logiquement autour d’elle un monde aux interactions régies par le numérique, sous des conditions sanitaires toujours plus strictes. 

Ce refus de la grâce, que Jean Baudrillard nommait la prophylaxie, ce refus de ce qui déborde l’homme et ses petits projets, c’est le refus de Dieu, c’est, à court terme, son interdiction ici-bas.

Ce refus de la grâce, que Jean Baudrillard nommait la prophylaxie, ce refus de ce qui déborde l’homme et ses petits projets, c’est le refus de Dieu, c’est, à court terme, son interdiction ici-bas. Les cultes pourront bien continuer un peu. Mais dès lors qu’ils pourraient être conditionnés par un pass sanitaire, ils n’auront plus de sens. De même qu’un café qui contrôle ses clients n’a plus rien de convivial, donc n’est plus un café, de même, et a fortiori, une messe avec pass sanitaire, qui exclut ces lépreux que Jésus faisait entrer dans l’histoire du salut, ne serait plus une messe. Dans son Histoire, et selon la doctrine de ses docteurs, l’Église s’accommode de tous les types de régime : démocratique, monarchique, républicain… Elle ne refuse le pouvoir que s’il se dresse manifestement contre Dieu. Ainsi des régimes totalitaires. L’Église, par la voix officielle de ses évêques et par la voix forte de ses membres, refusera-t-elle aujourd’hui ce pass sanitaire ? Si elle ne le fait pas, l’Histoire jugera. Sans parler de Dieu, dont la lenteur à la colère n’empêche pas (et même suppose) qu’il l’éprouve parfois…

Ariane Bilheran, normalienne (Ulm), philosophe, psychologue clinicienne, docteur en psychopathologie, spécialisée dans l’étude de la manipulation, de la paranoïa, de la perversion, du harcèlement et du totalitarisme.

Par Ariane Bilheran le 15 luillet 2021

Chroniques du totalitarisme 1 - La mise au pas du 12 juillet 2021

« Nous avons poussé si loin la logique dans la libération des êtres humains des entraves de l’exploitation industrielle, que nous avons envoyé environ dix millions de personnes aux travaux forcés dans les régions arctiques et dans les forêts orientales, dans des conditions analogues à celles des galériens de l’Antiquité. Nous avons poussé si loin la logique, que pour régler une divergence d’opinions, nous ne connaissons qu’un seul argument : la mort. »

Koestler, A. Le Zéro et l’Infini.

« Nous avons poussé si loin la logique dans notre politique sanitaire au nom de la santé pour tous, que nous persécutons les soignants, médecins et infirmiers, et les malades. Notre nouvelle définition de la santé est l’indifférence au consentement, le refus des soins adaptés et de la prescription par les médecins. Nous soignons les bien-portants (nous nommons malades des gens qui ne le sont pas) et délaissons les vrais malades. Le corps de chaque citoyen appartient désormais à l’État qui peut en jouir comme bon lui semble pour ses expérimentations médicales, et celui qui ne s’y soumettra pas, nous le négligerons, le maltraiterons puis le tuerons, qu’il s’agisse d’un malade qui désirait être soigné, ou d’un soignant qui désirait travailler », pourra tout aussi bien dire un haut cadre repentant du nouveau parti du totalitarisme sanitaire actuel.
 

Chroniques du totalitarisme 2 - De la violence en phase totalitaire

Par Ariane Bilheran le 4 août 2021

« Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme. » 

Rousseau, Le Contrat Social. 

Quelle curieuse citation de Rousseau, au regard de l’actualité que nous vivons, où tant de personnes consentent à renoncer à leur liberté sous couvert d’un mensonge, sans pour autant avoir le couteau sous la gorge, loin de là. Tout simplement, parce qu’elles aspirent pour beaucoup à la conservation de leur confort, et de leurs privilèges, et parce qu’elles y ont été enchaînées peu à peu. Heureux en esprit les pauvres. Beati pauperes spiritu, que j’ai toujours eu envie de traduire, non pas de façon traditionnelle ¾ celle respectant l’ordre des mots en latin ¾ en « heureux les pauvres en esprit », mais : « heureux en esprit les pauvres », tant la puissance spirituelle est précisément le cadeau divin accordé aux démunis privés de tout sur le plan matériel.

Venons-en à notre sujet du jour. Face au déferlement totalitaire, la tentation d’une réponse violente est de plus en plus visible. Sur le plan de l’expérience, il m’apparaît que, dans un avenir proche pour certains pays (je songe à la France), et en cours pour d’autres (notamment la Colombie), le moment historique de la violence est inévitable, en tant que miroir comportemental de la radicalisation totalitaire. Mais nécessité fait-elle loi ? Autrement dit, la violence, qui est un passage de la dialectique historique des événements, est-elle pour autant légitime ?

La suite peut être lue à l'adresse suivante : https://www.arianebilheran.com/post/chroniques-du-totalitarisme-2-de-la-violence-en-phase-totalitaire 

Chroniques du totalitarisme - 3 Le prélude pervers sur le corps

Par Ariane Bilheran le 4 août 2021

« L’objet propre de la biopolitique, c’est la « vie nue » (zôè), qui désignait chez les Grecs « le simple fait de vivre », commun à tous les êtres vivants (animaux, hommes ou dieux), distincte de la « vie qualifiée » (bios) qui indiquait « la forme ou la façon de vivre propre à un individu ou un groupe ». Giorgio Agamben[1]. 

C’est bien cette prétention à régir cette vie nue, qui est clairement apparue depuis le premier trimestre 2020 : les restrictions des mouvements jusqu’à l’immobilisation (confinements, isolement), la distance imposée entre les corps (la « distanciation sociale »), la réduction des visages à la pulsion scopique (le seul regard), la respiration contrainte etc. Désormais, l’injection obligatoire est l’initiation incontournable du nouveau « contrat social » tracé au rythme de nuits frénétiques à l’Assemblée Nationale en France. La vie sociale, économique et politique, l’accès aux soins, à l’instruction et aux loisirs, en d’autres termes, la « civilisation », ne seront bientôt plus autorisés qu’aux seuls initiés : ceux qui auront reçu le marquage corporel exigé par le pouvoir.

Pour instaurer la logique totalitaire, Hannah Arendt avait noté l’utilisation de méthodes des sociétés secrètes : quiconque n’est pas inclus par des rituels, est exclu ; les opinions divergentes sont supprimées ; la loyauté exigée est totale. Les rituels obsessionnels compulsifs ont pénétré l’espace social depuis des mois, et condamné à la répétition traumatique perpétuelle, par le rappel de la soumission : se laver les mains avant de rentrer chez les marchands du temple, par exemple. Le corps est réduit à une muselière avec une laisse : sont actuellement à l’étude un bracelet électronique qui indiquera à combien de distance vous avez le droit de bouger, et « des mesures plus intrusives » encore, notamment le collier pour chien qui bipe ![1]

La suite peut être lue à l'adresse suivante : https://www.arianebilheran.com/post/chroniques-du-totalitarisme-3-la-vie-nue-et-encore

Chroniques du totalitarisme 4 - L’apogée paranoïaque

Par Ariane Bilheran le 9 août 2021

« En réalité il n’avait rien fait. Il s’était contenté d’obéir aux ordres ; depuis quand est-ce un crime d’obéir aux ordres ? Depuis quand est-ce une vertu de se rebeller ? Depuis quand serait-ce de la décence de préférer la mort ? » Hannah Arendt, « Culpabilité organisée et responsabilité universelle », in Humanité et Terreur.

Le corps dans le système totalitaire: l’apogée paranoïaque
 
Dans l’hypocondrie délirante de la paranoïa, la maladie est partout, vécue comme dangereuse, mortelle, ennemie du vivant. Le malade est opposé au sain, comme l’impur au pur: ordre est donné d’éliminer (et avant cela, d’« évincer » pour reprendre le mot de Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation Nationale en France, concernant les enfants non vaccinés) la partie du corps social désignée comme impure.
 
L’impureté est à traquer par la terreur et des méthodes radicales : la fin justifie les moyens. C’est la raison pour laquelle la « terreur est constitutive du corps politique totalitaire, tout comme l’est la légalité pour le corps politique républicain. » (H. Arendt). On pourrait tout autant dire qu’en régime totalitaire, l’illégalité est force de loi.
 

Chroniques du totalitarisme 5 - Quand tout devient fou…

De l’enjeu anthropologique de la crise sanitaire

Éric de Rus, agrégé et docteur en philosophie, poète et spécialiste de la pensée d’Edith Stein, nous propose cette réflexion sur la crise actuelle :

https://www.lesalonbeige.fr/de-lenjeu-anthropologique-de-la-crise-sanitaire/

Éric de Rus, agrégé et docteur en philosophie, poète et spécialiste de la pensée d’Edith Stein, nous propose cette réflexion sur la crise actuelle :

Ce texte est une contribution à l’actuel débat de société sur l’obligation vaccinale et l’extension du passe sanitaire. Sans aucunement se substituer à l’approche médicale, juridique ou sociologique, cette perspective philosophique nous paraît déterminante pour l’examen de la situation en question qui engage la dimension cruciale de l’intériorité de la personne humaine.

Dans le contexte actuel de la politique sanitaire menée par le gouvernement français contre la covid- 19, et plus précisément à l’endroit de ce que l’on nomme « l’obligation vaccinale », la notion de non-consentement responsable aurait-elle une légitimité ? Autrement dit, dans quelle mesure une objection de la conscience face à l’injonction du pouvoir politique serait-elle ici fondée ?

En apparence, rien n’est moins évident si l’on en croit une certaine doxa qui désigne comme « irresponsables » les citoyens perplexes pour qui l’idée, non pas d’une préconisation vaccinale, mais d’une obligation vaccinale contre la covid-19, est sujette à controverse.

Pourtant, plus d’un an après le début de cette crise sanitaire, nombre d’interrogations surgissent, persistent, voire s’avivent, témoignant qu’une situation qualifiée d’« urgence » ne saurait justifier en aucune manière la suspension du questionnement, condition essentielle de la formation du jugement et de la libre décision.

Sans viser à l’exhaustivité, et comme point de départ, nous pouvons pointer deux phénomènes qui interpellent immédiatement le sens commun.

Le premier phénomène concerne l’écart entre une mortalité relativement faible et la radicalité du discours officiel en faveur d’une vaccination massive de la population présentée comme l’unique solution, au point d’envisager des mesures fortement coercitives à l’encontre de celles et ceux qui ne voudraient pas, en conscience, s’y résoudre, puisque l’extension du passe sanitaire équivaut à contrôler la vie courante et à cliver les citoyens d’une même nation en leur réservant un traitement différent au regard de leurs droits respectifs selon qu’ils sont ou ne sont pas vaccinés, allant jusqu’à priver certains individus de l’accès aux soins, ce qui est une manière de ne pas les traiter humainement, en mettant ce faisant les médecins en contradiction avec le sermon d’Hippocrate1, texte fondateur de la déontologie médicale.

Le second phénomène concerne la déconsidération entourant, dès le départ, les possibles thérapeutiques alternatives, notamment l’ivermectine, y compris pour les personnes ayant été infectées par la covid-19, puis rétablies, et alors même que le risque d’une réinfection est très faible et celui de réitérer une forme sévère non-avéré. Là encore, la vaccination est présentée comme la seule issue.

Sous la teneur factuelle de ces phénomènes, ce qui interroge c’est la primauté exclusive accordée à la vaccination contre la covid-19 s’imposant comme une obligation. Cette interrogation oriente la réflexion vers la dimension problématique d’une telle politique sanitaire. En effet, qu’en est-il alors de l’exercice du libre consentement éclairé de la part des personnes se faisant vacciner ?

Le recours à des techniques inédites, et plus précisément l’inoculation de certains vaccins à ARN messager, relève bien de ce que l’on nomme une « expérience ». À ce titre, il est extrêmement problématique d’évincer la notion de « consentement volontaire » que le code de Nuremberg de 1947 nous a léguée en la posant comme un principe essentiel1. A fortiori, lorsque pour des vaccins les essais de phase 3 sont toujours en cours, il faut, comme le rappelle le règlement européen n°536/2014, que les personnes qui les reçoivent puissent exercer leur « consentement libre et éclairé ».

Mettre en avant « l’urgence sanitaire » ne suffit pas à lever la difficulté. Bien au contraire, puisqu’au cœur d’une telle urgence, et malgré la hâte qu’elle induit, certaines questions restent pendantes qui sollicitent avec force la réflexion et l’exercice du consentement volontaire du patient.

Par exemple, comment nier qu’en l’état actuel des choses le rapport entre les bénéfices escomptés et les risques encourus est très loin d’être cerné ? Les questions relatives au degré d’efficacité de ces vaccins, à leur innocuité à plus ou moins long terme, à leurs possibles effets iatrogènes, demeurent ouvertes. Ce ne sont pas là les seules questions, loin s’en faut.

Faire comme si tout cela était insignifiant, ou pire allait de soi, jusqu’à priver par la contrainte les individus de leur droit à exercer légitimement leur consentement libre et éclairé en la matière, est très inquiétant.

En écrasant de la sorte, par une stratégie de mise au pas généralisée, l’exercice du consentement volontaire, la politique sanitaire en vigueur s’attaque à la sphère de l’intime, à cet espace intérieur qui est le foyer de l’écoute de la voix de la conscience et du libre choix. Or c’est bien à partir de son intériorité la plus profonde que chaque personne humaine, se distinguant ontologiquement de l’animal comme de la machine, peut réellement se déterminer. Empêchée dans sa capacité à se décider à partir du point le plus intérieur de sa conscience, la personne « ne vit pas sa vie pleinement. Elle n’est pas en mesure d’accueillir ce qui lui vient du dehors de la manière qui lui convient : il y a des choses qui ne peuvent être accueillies qu’à partir d’une certaine profondeur et qui ne peuvent recevoir de réponse convenable qu’à partir de là. »

Un tel mépris de l’intériorité constitue une atteinte à la dignité inviolable de la personne humaine. Or ceci requiert notre plus haute vigilance, dans la mesure où nous ne savons hélas que trop bien à quel point la négation de la sphère intérieure de la liberté est liée à la dégradation de l’humain. Sur ce point, il est précieux de relire les analyses d’Hannah Arendt qui déchiffre l’emprise intérieure sur les individus comme le trait caractéristique de toute entreprise de « domination totale » de l’humanité en tant que « domination totalitaire », dont le but est de « rendre absolument problématiques et équivoques toutes les décisions de la conscience. »

Cependant, la vigilance à l’égard de tout ce qui porte atteinte à l’intériorité de la personne humaine se double paradoxalement d’une profonde espérance. En effet, si l’intériorité humaine est ce sur quoi la contrainte de la domination totale prétend s’exercer, cette même intériorité constitue justement le point de résistance qui barre la route à la volonté de domination. De sorte que c’est sur l’irréductibilité de cette même intériorité humaine que se fonde l’essence de la résistance spirituelle.

Dans cette perspective, parler d’un non-consentement responsable c’est signifier essentiellement le refus légitime de donner son consentement à ce qui, par principe, en nie l’exercice et, ce faisant, représente une forme de violence infligée à l’être le plus intérieur de chaque personne humaine.

Par conséquent, et en résumé, l’attention accordée à la question cruciale du consentement libre et éclairé nous achemine au-delà de la seule question vaccinale. Car, n’en déplaise au matérialisme, in fine, ni la santé ni la vie ne sont en eux-mêmes un absolu, sans quoi il serait inenvisageable de les risquer, de les donner, voire de les perdre, au nom d’une valeur ou d’une cause supérieures. L’oublier, comme le rappelait Alexandre Soljénitsyne, c’est courir le risque de miser sur un prétendu développement de l’existence humaine « au détriment de l’ensemble de notre vie intérieure ».

En d’autres termes, le passage du phénomène au fondement nous découvre l’enjeu essentiel de cette crise sanitaire qui est de nature anthropologique.

Quelle vision de la personne humaine sommes nous prêts à servir, à défendre et à léguer ?

À cette question nul n’a jamais pu se dérober durablement, en tant qu’elle lui fut toujours adressée, le moment venu, par les générations suivantes. Chaque existence humaine étant placée par l’histoire devant cette question, comme face à son horizon transcendant, a le devoir de l’affronter en décidant en conscience comment y répondre.

Éric de Rus

Agrégé et docteur en philosophie, Éric de Rus est aussi poète et spécialiste de la pensée d’Edith Stein.

Notes

1 « Au moment d’être admis(e) à exercer la médecine, je promets et je jure d’être fidèle aux lois de l’honneur et de la probité. Mon premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux. Je respecterai toutes les personnes, leur autonomie et leur volonté, sans aucune discrimination selon leur état ou leurs convictions. J’interviendrai pour les protéger si elles sont affaiblies, vulnérables ou menacées dans leur intégrité ou leur dignité. Même sous la contrainte, je ne ferai pas usage de mes connaissances contre les lois de l’humanité. J’informerai les patients des décisions envisagées, de leurs raisons et de leurs conséquences. » Texte revu par l’Ordre des médecins en 2012 <https://www.conseilnational.medecin.fr/medecin/devoirs-droits/serment-dhippocrate> (Consulté le 9.08.21).

2 Voir § « 1. The voluntary consent of the human subject is absolutely essential. », in : Trials of war criminals before the Nuernberg [Nuremberg] military tribunals under Control Council law no. 10, vol. II, p. 181-184, U. S. Government Printing Office, Washington DC, 1949-1953 <https://www.inserm.fr/wp-content/uploads/2017- 11/inserm-codenuremberg-tradamiel.pdf> (consulté le 2.08.21). – « Le consentement volontaire du sujet humain est absolument essentiel. Cela veut dire que la personne intéressée doit jouir de capacité légale totale pour consentir: qu’elle doit être laissée libre de décider, sans intervention de quelque élément de force de fraude, de contrainte, de supercherie, de duperie ou d’autres formes de contraintes ou de coercition. Il faut aussi qu’elle soit suffisamment renseignée, et connaisse toute la portée de l’expérience pratiquée sur elle, afin d’être capable de mesurer l’effet de sa décision. Avant que le sujet expérimental accepte, il faut donc le renseigner exactement sur la nature, la durée, et le but de l’expérience, ainsi que sur les méthodes et moyens employés, les dangers et les risques encourus; et les conséquences pour sa santé ou sa personne, qui peuvent résulter de sa participation à cette expérience. L’obligation et la responsabilité d’apprécier les conditions dans lesquelles le sujet donne son consentement incombent à la personne qui prend l’initiative et la direction de ces expériences ou qui y travaille. Cette obligation et cette responsabilité s’attachent à cette personne, qui ne peut les transmettre à nulle autre sans être poursuivie. » <https://www.erasme.ulb.ac.be/fr/enseignement-recherche/comite-d-ethique/consensus-ethiques/le-code-de-nuremberg-1947> (consulté le 2.08.21).

3 « La dignité humaine et le droit à l’intégrité de la personne sont reconnus dans la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après dénommée « charte »). En particulier la charte prescrite qu’aucune intervention dans le cadre de la biologie et de la médecine ne peut être réalisée sans le consentement libre et éclairé de la personne concernée. » Règlement (UE) N°536/2014 du Parlement Européen et du Conseil du 16 avril 2014 relatif aux essais cliniques de médicaments à usage humain et abrogeant la directive 2001/20/CE, § 27 <https://eur-lex.europa.eu/legal- content/FR/TXT/?uri=celex%3A32014R0536> (consulté le 2.08.21).

4 Nous laissons ici de côté la question complexe de l’élaboration de certains vaccins à partir de cellules de fœtus humains avortés, avec les problèmes éthiques que cela soulève, jusqu’au « non possumus » qui pourrait en résulter.

5 Edith STEIN, De la personne humaine. I Cours d’anthropologie philosophique, Paris, Ad Solem-Cerf,Carmel, 2012, p. 154.

6 « La domination totale, qui s’efforce d’organiser la pluralité et la différenciation infinies des êtres humains, comme si l’humanité entière ne formait qu’un seul individu, n’est possible que si tout le monde sans exception peut être réduit à une identité immuable de réactions : ainsi chacun de ces ensembles de réactions peut à volonté être changé pour n’importe quel autre. » Hannah ARENDT, Les origines du totalitarisme. Le système totalitaire, Paris, Seuil, 1972, p. 173.

7 Ibid.

8 « Cette attaque contre la personne morale pouvait encore se heurter à l’opposition de l’homme auquel sa conscience dit qu’il vaut mieux mourir victime que vivre en bureaucrate du meurtre. La terreur totalitaire connut son suprême et terrifiant triomphe lorsqu’elle réussit à priver la personne morale de l’issue individualiste et à rendre absolument problématiques et équivoques toutes les décisions de la conscience. » Ibid., p. 191-192.

9 Hannah Arendt suggère « que cet aspect de la personne humaine […] est le plus difficile à détruire (détruit, il est aussi celui qui se reconstitue le plus aisément). » Ibid., p. 193.

10 Alexandre SOLJENITSYNE, Le déclin du courage, Paris, Les Belles Lettres / Fayard, 2014, p. 64.